
Umberto Eco est mort vendredi 19 février, laissant derrière lui une œuvre foisonnante. Linguiste, philosophe, romancier... il était l'une des figures intellectuelles majeures de l'Italie. Hommage.
Nous étions en 1962 ; la France dite « cultivée » vivait déjà sous le charme de Roland Barthes et de ses Mythologies. L’auteur du Degré zéro de l’écriture préparait, disait-on, un traité de sémiologie qui allait bouleverser notre manière d’interpréter le vaste monde des signes. C’est à ce moment qu’un jeune professeur d’esthétique de l’université de Turin, Umberto Eco(né en 1932), proposa sa propre pratique de la sémiologie. Son livre s’intitulait L’Œuvre ouverte 1.
Il eut un grand retentissement en Italie ; on en parla peu en France. Il suffit d’une chaîne de montagne pour ignorer le voisin... Que disaitL’Œuvre ouverte ? Que l’œuvre d’art est un message ambigu où des buissons de signifiés cohabitent dans un seul signifiant. Et donc que la signification d’une œuvre dépend aussi de la lecture que le public choisit d’en faire. Ainsi formulé, le propos du sémioticien n’était peut-être pas tout à fait neuf, mais la manière de le mettre en scène l’était, elle, tout à fait. Rompant avec les raideurs et les lourdeurs de la tradition universitaire, le savant professeur jouait sur un éventail d’érudition qui allait de l’esthétique de Thomas d’Aquin aux romans de gare et de la théologie de Guillaume d’Ockham à l’analyse d’une pièce de théâtre d’Alphonse Allais. Tout cela avec la plus grande rigueur et la plus grande jubilation.
Cette passion pour la multiplicité des interprétations — et pour les conditions, sociales, historiques, culturelles qu’elles révèlent — allait rapidement faire glisser Eco des manuscrits anciens aux formes les plus contemporaines de la culture de masse, comme les romans d’amour, les feuilletons, les bandes dessinées et le roman policier. Dans une masse impressionnante de livres, d’articles et de conférences, par exemple Lector in fabula (1979), Eco montre que dans la culture contemporaine les œuvres d’art sont en partie déterminées, quoi qu’en prétendent leurs auteurs, par les multiples exigences du public. Au point, affirme Eco, qu’on peut désormais parler d’une collaboration entre l’auteur et son lecteur, son auditeur, son spectateur. Le contexte lit le texte.
“Le Nom de la rose”, roman jamais égalé
Umberto Eco était un grand professeur, et quelques privilégiés se souviennent encore de la leçon inaugurale qu’il prononça au Collège de France sur la quête de la langue parfaite dans la culture européenne. Un modèle de précision, de clarté, d’enthousiasme, avec ce qu’il convient d’humour, de théâtralité et de goût de plaire. Un art consommé de débusquer du sens derrière les faits. Puis, en 1980, à 48 ans, le professeur Eco franchit le pas qui sépare la théorie de la pratique. Il écrivit un gros roman où il introduisit ce qu’il pensait et ce qu’il aimait : le Moyen Age, sa sauvagerie, sa naïveté, sa complexité et ses énigmes ; l’histoire politique religieuse et sociale, l’histoire culturelle des livres, de ceux qui les copient, de ceux qui les interprètent et de ceux qui les volent ; le roman policier et ses prolongements fantastiques, le romanesque de la science et de l’érudition. Le roman s’intitulait Le Nom de la rose et il remporta, avant même que le cinéma et Jean-Jacques Annauds’en emparent, un immense succès international. Un sémiologue provoquait l’émotion de dizaines de millions de lecteurs. Le Nom de la rosedemeure le prototype inégalé d’un genre nouveau : le roman d’énigme savant, dont les imitations, souvent bien pâles, allaient faire jusqu’à nos jours le bonheur des éditeurs.
Dès lors, Umberto Eco allait poursuivre, non pas une double carrière, mais une même démarche s’appuyant sur deux modes de communication : la recherche universitaire et l’imagination romanesque. Sans oublier cette poussière d’interventions qui sont le fruit (et le prix) de la gloire médiatique : entretiens, conférences, colloques internationaux, interventions à l’Unesco, remises de doctorats honoris causa... Sans oublier non plus la traduction, dont Eco avait longuement étudié les implications théoriques — dire presque la même chose — avant de livrer une version italienne, nécessairement subtile, desExercices de style de Raymond Queneau.
La recherche universitaire et sa curiosité encyclopédique allaient conduire le professeur de philosophie du langage de l’université de Bologne vers de multiples directions, dans lesquelles il s’engageait avec la même audace qu’aux premiers jours. Quitte à apporter un éclairage critique — dans Les Limites de l’interprétation (1990), par exemple — sur les certitudes de sa jeunesse.
Source : Télérama/Pierre Lepape