
Quelques jours avant son départ du gouvernement, le ministre d’Etat de la Justice Aimé Emmanuel Yoka a signé une circulaire annulant la décision de la Cour Suprême sur une affaire d’argent opposant deux sociétés spécialisées dans l’immobilier de luxe. Décryptage.
L’affaire est tellement sensible qu’elle a suscité le courroux de Denis Sassou-Nguesso… Quelques jours seulement avant son éviction du gouvernement de la Nouvelle République, le ministre d’Etat de la Justice et Garde des sceaux Aimé Emmanuel Yoka a signé une circulaire contre l'arrêt de la Cour Suprême. Dans quel but ? Dans quel intérêt ? Nul ne le sait. En tout état de cause, Aimé Emmanuel Yoka a démontré à quel point la Justice au Congo est sans foi ni lois. Et qu’elle relève de la jungle : à tout moment, un ministre peut fourrer son nez dans ce qui ne le regarde pas.
Rappel des faits : la société Maisons sans frontières, spécialisée dans l’immobilier de luxe et à la tête de laquelle se trouve Roger Roc, existe depuis 1997, au sortir des troubles sociopolitiques qu’a connus le Congo. En tant que promoteur immobilier du secteur privé, son ambition est d’appuyer le gouvernement dans son programme d’amélioration des conditions de vie des populations en construisant des logements modernes sur toute l’étendue du territoire national. En 2007, la société signe un contrat avec l’Etat pour la construction à Pointe-Noire, sur le site de Tchikobo - où outre quelque trois cents logements sont déjà construits - de seize immeubles situés le long de l’avenue allant du boulevard Général de-Gaulle jusqu’au boulevard Mâ-Loango, sur une durée de dix ans. Comme pour accélérer les travaux, la société Maisons sans frontières sous-traite avec une autre société, Elco Construction, détenue par un Libanais, Aly Amine, pour la construction de 30 villas. Une fois l’acompte perçu, ce dernier disparaît dans la nature, laissant ses employés sur le tapis. Le PDG de Maisons sans frontières fait alors constater l’abandon des travaux par un huissier dans la perspective d’un dépôt de plainte au pénal. Roger Roc recourt à d’autres opérateurs pour achever les travaux des 30 villas. Un an plus tard, c’est-à-dire le 26 avril 2010, rebondissement : le disparu réapparait mais, cette fois, avec une ordonnance l’autorisant à faire saisir l’astronomique somme de 13,294 milliards de FCFA des comptes de MSF. Pour quels motifs ? Suspense!
S’ensuit un marathon judiciaire pour Roger Roc, le PDG de Maisons sans frontières. Après une bouillabaisse judiciaire des Tribunaux de Commerce et de Grande instance de Pointe Noire, les comptes de Maisons sans frontières sont provisoirement hypothéqués, privant du coup les quelque 1000 employés de la société de salaires pendant quatre mois. Or, l’arrêt de la Cour Suprême de Pointe-Noire n’est pas assorti de l’exécution provisoire et la société ELCO Construction ne peut être fondée à en poursuivre. C’est sans compter sur le ministre de la Justice d’alors, Aimé Emmanuel Yoka, lequel annule l’arrêt de la Cour Suprême, par une simple circulaire, requalifiant l’affaire : de droit civil, on passe au droit commercial, donc relevant désormais de l’OHADA (Organisation pour l'harmonisation en Afrique du droit des affaires). Dans quel intérêt Emmanuel Yoka est-il intervenu dans une affaire opposant deux opérateurs économiques en la renvoyant devant la CCJA (Cour commune de justice d’arbitrage) de l’OHADA à Abidjan ?
La leçon de Placide Lenga
D’aucuns estiment qu’il s’agit ni plus ni moins d’un tripatouillage judiciaire doublé d’une magouille financière. Dans une lettre du 30 mars dernier, adressée au Conservateur de la Propriété foncière et des Hypothèques de Pointe-Noire, le Bâtonier National Honoraire du Congo et Président de la Cour Suprême, Placide Lenga, fait une leçon de choses au Conservateur de la propriété et, par-dessus-tout, au juriste Aimé Emmanuel Yoka : « Selon les dispositions du traité de l’OHADA, pour avoir force exécutoire dans un Etat Partie, un arrêt de la Cour commune de Justice et d’Arbitrage de l’OHADA doit, préalablement à son exécution, être revêtu de la formule exécutoire de l’Etat requis. La Société ELCO Construction ne peut même pas remplir cette condition, puisque l’affaire n’est même pas jugée au fond. Pourquoi et comment faire ce que la loi ne prévoit pas ? » Se demande-t-il. Et de d’ajouter : « La Société ELCO Construction se servirait d’une circulaire du 29 février 2016 du Ministre d’Etat, Ministre de la Justice et des Droits Humains, pour imposer l’exécution de l’arrêt. Selon le Ministre, l’arrêt en question serait revêtu de l’autorité de la chose jugée, ce qui est évidemment faux, au regard des développements précédents. »
Plus loin, le Bâtonnier National Honoraire Placide Lenga rappelle le principe de la Séparation des pouvoirs, inclus dans la Constitution du 25 octobre 2015. Et de conclure qu’une circulaire ministérielle ne peut jamais fournir la solution à un procès. « Le Gouvernement gouverne, les juges jugent », ajoute-t-il.
Pour Eric Pantou, avocat franco-congolais du barreau de Paris et plaidant souvent à Pointe-Noire et à Brazzaville, cette affaire témoigne de la confusion des pouvoirs et des intérêts au Congo. « La Cour Suprême est la plus haute Juridiction et ses arrêts ne peuvent être annulés par une simple circulaire ministérielle. »
Bedel Baouna